Réaction à l’article « Gilets Jaunes, l’urgence de l’acte »

Article de Stathis Kouvélakis du 21 janvier 2019
https://www.contretemps.eu/gilets-jaunes-urgence-acte-kouvelakis/

Un article particulièrement éclairant de Stathis Kouvélakis, quoiqu’un peu dense et d’un abord à priori rebutant. L’auteur aurait pu appliquer à sa prose son propre constat : « il convient d’y insister, compte tenu de la profondeur de la crise politique, le temps est dense, ce qui est une autre façon de dire qu’il est compté ». Pas mieux, alors je vais tâcher d’apporter ma petite pierre au chantier collectif en tentant d’extraire l’essence de ce long article, au demeurant plutôt bien résumé par son paragraphe de conclusion : « ne le cachons pas, l’issue est encore ouverte mais les risques sont majeurs, à la hauteur de l’enjeu. Une lutte est en cours pour déterminer dans quelle sens se dirigera la colère populaire et l’aspiration diffuse à la justice et à la démocratie dont elle est porteuse. Une chose est toutefois certaine : s’abstenir d’agir est la garantie certaine de la catastrophe ».

L’auteur commence par insister sur la rupture du mouvement des Gilets jaunes dans l’histoire des mobilisations sociales, et qu’il explique par la « crise organique » de la société française dont il situe les prémisses au fameux « 21 avril 2002 » (précisément l’évènement fondateur de ma propre introspection qui a abouti à Imperium). Ce terme emprunté à Gramsci marque le « détraquement du mécanisme de l’alternance bipartisane » (qui, depuis, a fini par exploser en vol). L’auteur rappelle que « Gramsci se référait à une situation de rupture radicale des liens entre représentants et représentés, dont l’effondrement des partis traditionnels constitue la pointe la plus immédiatement visible, mais qui se prolonge dans l’ensemble des organisations de la « société civile », syndicats, associations, médias et appareil culturels, bref ce qu’on appelle couramment aujourd’hui les « médiations » entre l’État (au sens restreint) et le corps social ».

Et c’est là que je situerais l’élément essentiel de cette réflexion : « Gramsci distingue ces situations d’une crise révolutionnaire à proprement parler. Celle-ci suppose en effet une montée qualitative de l’activité des masses, capable de former une « volonté collective » antagoniste à celle du bloc au pouvoir, bref de conduire à une situation de « double pouvoir », que ce soit sous la forme insurrectionnelle ou en tant que processus plus diffus et graduel de « guerre de positions ». Si une telle éventualité ne parvient pas à se concrétiser, la « crise organique », poursuit le révolutionnaire italien, « crée des situations immédiates dangereuses… » car « le champ est alors, Gramsci y insiste, « ouvert aux solutions de force, à l’activité des puissances obscures, représentées par les hommes providentiels ». »

Et de ce point de vue, Kouvélakis expose avec sagacité la surprenante similitude identitaire entre le « bonapartisme macronien » et le mouvement même des Gilets jaunes qu’il a lui-même engendré, à savoir « la mise en avant de l’unanimité en tant que trait constitutif du mouvement ». Cette prétention à l’unanimité, c’est en effet d’abord celle du projet de restructuration néolibérale de la société voulue par le « bloc bourgeois » qui a porté Macron au pouvoir (« prétention », car ce projet est loin de recueillir la majorité souhaitée dans l’opinion comme le démontre, non seulement le mouvement, au demeurant lui-même minoritaire, mais le soutien continu de l’opinion). Mais cette prétention à l’unanimité caractérise tout autant le mouvements des Gilets jaunes, par son rejet obstiné de toute médiation syndicale ou partisane, et d’une façon générale de toute situation clivante perçue comme contraire à l’homogénéité du « Peuple », ce qui l’amène à ne retenir que les revendications adoptées d’emblée « par acclamation », au détriment d’éventuelles idées produites dans les espaces de délibération que créée normalement la mobilisation elle-même, en d’autres termes la pratique de la contradiction démocratique débattue et délibérée.

De ce constat découle l’immédiateté du danger : « Pour le dire autrement, si la politique démocratique et révolutionnaire s’est toujours réclamée d’un « peuple », c’est en posant le peuple comme un ensemble mouvant de contradictions. S’en emparer, pour les « faire travailler » au moyen d’une pratique politique « au sein » du peuple, équivaut précisément à le constituer, à travers un processus de transformation de ses conditions sociales d’existence […] Gramsci le soulignait avec force, les situations de « crise organique » sont celles d’où émergent les « hommes providentiels ». »

« …équivaut précisément à le constituer… ». « Constituer », c’est justement ce qui, pour les antiques, distinguaient le Démos, le « Peuple constitué », de l’ochlos, la foule ignorante, comme celle qui porta un jour au pouvoir un crétin charismatique et vociférant, et conduisit le monde au désastre. En guise de conclusion, plutôt que le paragraphe alarmiste reproduit au début de cette synthèse, j’opterai plutôt pour celui-ci extrait un peu plus haut : « En réalité, il y a fort à parier que, s’il veut se prémunir de dérives trop prévisibles, et se doter d’une pérennité et d’une efficacité, le mouvement est condamné à réinventer la roue, à savoir trouver des formes de structuration, créer des espaces de délibération et de coordination, bref se soumettre aux lois universelles d’une action collective démocratique. »

C’est à nous !

Crédit photo : www.contretemps.eu

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