On prend le boulevard ou on reste à la rue ?

Depuis quelques mois, une évolution palpable se fait sentir dans le discours politique à gauche. Pas seulement dans l’opinion mais aussi, le fait est notable, au sein des formations elles-mêmes. À priori, l’actualité intérieure n’invite pas plus à l’optimisme dans les rangs progressistes que, hélas, la situation mondiale. Au PS, Olivier Faure est chahuté en interne par les adversaires de la NUPES. L’Union elle-même présente par ailleurs, outre ses récentes positions fâcheuses, quelques lignes de fracture à l’approche des européennes. Derrière cette grisaille pourtant, l’émergence ici et là de nouveaux questionnements laisse peut-être présager un sursaut salutaire pour la Gauche.

La chose est bien connue : un bon remède suppose avant tout un bon diagnostic. Et de ce point de vue, le retrait progressif des éternelles références aux « valeurs » hors-sol au profit d’un vrai questionnement factuel sur l’état de notre société ne peut qu’aller dans le bon sens. Pourquoi les choses vont-elles de mal en pis, au moins pour une fraction notable de la population ? À quel moment les avons-nous perdus ? Comment en sont-ils venus à tendre l’oreille à l’Extrême-droite ? Pire, comment en sont-ils arrivés, encore, à banaliser le diable ? Voilà les bonnes questions !

L’actualité intérieure récente est un bon point de départ pour saisir ce diagnostic. Nul doute que la désastreuse réforme des retraites menée au pas de charge par le gouvernent ne laisse des traces durables dans l’opinion. Désastreuse peut-être par son fond – l’avenir le dira – mais surtout aujourd’hui par sa forme. Le message de l’actuel monarque présidentiel au Peuple ci-devant souverain, par la voix de son gouvernement aux ordres, a été perçu comme parfaitement limpide : vous êtes détrônés ! Votre voix n’importe plus, vous avez désormais des maîtres qui décident pour vous, c’est comme ça et pas autrement ! Le pire reste pourtant peut-être à venir. Si d’aventure la prochaine présidence devait reculer devant l’abrogation – et nul doute que Sa Majesté ne l’entende de cette oreille – quitte à devoir relancer ensuite un vrai débat démocratique sur le sujet, alors le message serait complet : …et ne comptez même plus sur les élections pour vous faire entendre !

En clair, c’est tout simplement la démocratie qu’on enterre, ou qu’on achève d’enterrer, car le mouvement n’est pas né d’hier. Il s’inscrit en effet en droite ligne d’un autre évènement qui a marqué durablement les esprits : le « non » des français au référendum de 2005 dont les principales dispositions, à peine congédiés par la porte, revinrent par la fenêtre deux ans plus tard dans le traité de Lisbonne. Il suffit de considérer les traces profondes, encore 16 ans plus tard, laissée dans l’opinion par ce camouflet pour anticiper une postérité similaire à l’action de ce gouvernement. Le premier fait essentiel à considérer pour comprendre l’état de l’opinion me semble à l’évidence celui-ci : qu’on veuille l’admettre ou non, la démocratie a tout simplement disparu en France (et une part de la responsabilité échoit sans doute à l’inversion du calendrier électoral consécutive à l’adoption du quinquennat).

Un premier élément de diagnostic peut donc s’énoncer ainsi : au ressenti de déclassement d’une part croissante de la population s’ajoute un sentiment d’impuissance, lequel intervient inopportunément dans un contexte où les difficultés croissantes de la vie courante accumule les défis. Dans les campagnes notamment, les questions de l’accès aux soins et de la mobilité sont cruciales. Toutes deux se heurtent au renchérissement du prix de l’essence que personne n’a plus l’optimisme de voir s’inverser de manière significative. Si même les plus pauvres peuvent être sensibilisés aux questions environnementales, c’est une toute autre chose que de craindre les sauts technologiques censés y répondre, quand chacun sait qu’ils s’accompagnent immanquablement de coûts élevés. Déjà, le logement est devenu hors de prix pour les jeunes générations qui ne peuvent plus s’établir comme leurs parents. Et tout cela est subi au quotidien sans aucune possibilité d’action citoyenne ! Voilà sans doute la clé du vote d’extrême droite. Il ne sert à rien d’insister sur leur dangerosité ou même leur incompétence. La plupart ne sont pas dupes et, sans doute, le savent-ils déjà. Mais ils subissent la pire violence qui soit : être attaqué dans son existence même ! Il est notable que la principale motivation de cet électorat est le pouvoir d’achat, très loin devant l’immigration. La raison, dans ce cas, n’est d’aucun secours car, comme dit l’adage , les ennemis de mes ennemis sont mes amis.

Non content de museler le Peuple, l’État faillit donc à sa mission première qui est de lui venir en aide. Mais on doit aussi se demander pourquoi cette aide est requise ? Pourquoi tout augmente, alors que les gains de productivité laisseraient au contraire entrevoir des baisses ? Pourquoi la vie doit elle devenir de plus en plus difficile, alors le progrès laisserait entrevoir l’inverse ? On peut bien sûr y voir la raison dans les riches qui « s’en mettent plein les poches », mais ça n’explique pas tout. L’étirement des coûts et de l’échelle des revenus n’est pas seulement le fruit d’une politique particulière, c’est une conséquence systémique du libéralisme (voir mes textes en lignes pour plus de détail). Pour faire court et simple : l’activité libérale suppose de l’investissement, qui lui même suppose un retour sur investissement nécessairement supérieur au rendement du travail. En clair, un « riche » ne sort l’argent de ses poches pour investir que s’il a la certitude de la remplir davantage après. C’est pourquoi « l’argent va à l’argent ». Face à cela, le rôle de l’État a toujours été de pratiquer une redistribution pour rétablir la justice. Cette fonction est aujourd’hui très clairement en panne. Il reste à comprendre pourquoi, et notamment en quoi la Gauche à échoué sur ce point.

Pour la Gauche, tout a commencé en 1983. Après les deux premières années du mandat de François Mitterrand marquée par une politique sociale, la facture est tombée de toute sa masse : la France était au bord de la banqueroute. S’en sont suivies deux conséquences : d’abord la « règle des 3% » (que Mitterrand a ensuite réussi à imposer à l’Union). La règle n’avait aucune base scientifique : c’est juste que le déficit français du moment s’en approchait et que le Président, voulant calmer les ardeurs dépensières de ses ministres, ne souhaitait pas aller au-delà. La seconde conséquences est ce qu’on à appelé le « tournant de la rigueur ». En clair : finies les largesses sociales au-dessus de nos moyens. Nouvelle stratégie : l’Europe. Puisque les moyens manquaient sous le règne de la concurrence, il fallait viser l’harmonisation sociale à l’échelle de l’Union. Pour les souverainistes, c’était un chiffon rouge : quelque chose qui s’apparentait à une Europe fédérale. Pourtant, ce n’est pas du tout ce qui c’est produit. La raison en est qu’en matière de lobbying, la finance a toujours eu un coup d’avance. Ainsi, au lieu de la convergence censée armer les puissances publiques, on eut à l’inverse la dérégulation et pour les États la rigueur budgétaire, deux armes absolues pour les réduire à la merci des marchés. Et voilà comment la Gauche s’est faite avoir.

Il faut dire à sa décharge que deux obstacles majeurs ne lui on pas facilité la tâche. Le premier est un consensus né sur les décombres de la Première guerre mondiale, confirmé par la seconde, et qui tient en deux mots : « plus jamais ». Les Nations ayant déclenché les catastrophes, il était assez largement convenu à l’époque qu’il convenait de les désarmer juste assez pour qu’elles ne se reproduisent jamais. L’interdépendance économique était supposée y parvenir. Et comme la finance trouvait aussi un intérêt évident à réduire l’influence des États et de ses lois, ainsi naquit l’ouverture des marchés. Le second obstacle est une autre expérience étatique, de gauche celle-là, dont l’échec retentissement apparaîtra à la chute de l’URSS. Dans ses conditions, il aurait certainement fallu être un grand visionnaire pour ne pas céder à la dérive sociale-démocrate vers un renoncement à l’économie d’État au profit d’un simple accompagnement social du libéralisme. Voilà sans doute la cause de la faiblesse du lobbyisme social à Bruxelles face à celui des marchés. Le prix de cette inconséquence sera une fracture profonde entre le Peuple et ses dirigeants qui, contraints d’appliquer les directives du marché, sont désormais perçus comme leurs complices objectifs.

Mais les temps changent. Aujourd’hui, l’argument pacificateur de la dépendance aux marchés ne tient plus face au coût de la vie qui s’envole, débarrassé des entraves de la redistribution étatique. On découvre ainsi une autre forme de violence que celle qu’on a voulu éradiquer. Et le spectre de la guerre, qu’on avait un temps relégué au passé, est revenu en force. D’abord à la stupeur générale dans les Balkans dans les années 1990 et, bien sûr, depuis l’agression russe en Ukraine. Plus largement, on assiste à l’échelle mondiale à une déstabilisation géopolitique due à l’émergence de grandes puissances autoritaires qui s’opposent ouvertement à notre mode de vie et notamment au système démocratique. La France est rejetée par plusieurs pays africains et des puissances émergentes qu’on croyait pourtant acquises à la démocratie, comme l’Inde, choisissent le camp adverse, là encore à la stupeur générale. Dans ce climat incertain, la faiblesse militaire européenne révélée par la guerre en Ukraine apparaît comme un facteur de crainte pour la pérennité de nos modes de vie et nous conduit aujourd’hui à une remilitarisation, soit à la situation qui prévalait avant l’ouverture aux marchés. Dans ce contexte, la Gauche n’a pas d’autre choix que de reprendre le combat là où François Mitterrand l’a laissé : la régulation à l’échelle européenne. Que cette régulation prenne la forme d’une réorientation sociale concertée de la politique de l’Union, ou celle des « États-Unis d’Europe », l’histoire tranchera ce point. Ce qui importe, c’est une volonté partagée d’inverser la marche de la dérégulation, à commencer par celle de l’énergie dont la production est mise en coupe réglée par les appétits carnassiers.

Plus largement, il s’agit de redonner aux puissance publiques les moyens de leurs missions. La pression fiscale ayant atteint un plafond, il s’agira de reconquérir les marges de manœuvre financières confisquées par le privé, en ramenant dans le giron public les secteurs liés aux besoins fondamentaux et auxquels la concurrence n’apporte aucun avantage décisif. Cela implique aussi une révolution culturelle : il s’agit de pourvoir opposer à la finance mondialisée le concept de « Nation », que la Gauche a abandonné à l’extrême-droite au nom de la vison idéologique d’une fraternité humaine supranationale que l’histoire a désavouée. Loin de cette chimère, mais aussi aux antipodes de la lubie « nationaliste » de l’extrême-droite qui oppose la communauté nationale aux autres nations, la Nation telle que la Gauche doit l’entendre s’oppose à toutes les élites supranationales comme la finance aujourd’hui, dans la droite ligne de l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui dispose que le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Ainsi la Nation française, parmi les autres, aura plein droit de Cité au sein de la Nation européenne, tout comme aujourd’hui les nations bretonnes ou corses ont plein droit de cité au sein de la Nation française. C’est cette différence essentielle qui consacre l’imposture définitive de l’extrême droite qui se prétend à la fois « nationaliste » et pro-libérale, soit partisane des ennemis de la Nation, comme elle le prouve du reste à chaque vote à caractère social.

Si la Gauche veut retrouver l’audience populaire, elle doit s’adapter à des temps qui changent à une échelle exponentielle. Il y a dix ans peine, parler de déclin vous rangeait dans la catégorie des « déclinistes ». Aujourd’hui, vous vous entendez répondre que « tout le monde le sait ». Il convient donc de renvoyer à l’histoire les prétendues « valeurs » à prétention universelle et notre posture de « donneurs de leçons » devenue insupportable. La Gauche doit se défaire du sentiment de constituer une menace pour les modes de vie de chacun pour s’en poser au contraire comme les défenseurs (les polémiques comme celles du barbecue sont totalement déplacées). Elle doit aussi considérer l’ensemble du corps social et non se limiter à des ciblages catégoriels. Notamment, la défense, légitime au demeurant, des classes les plus défavorisées doit aussi tenir compte des dommages collatéraux : les couches sociales immédiatement supérieures, constatant une réduction de l’écart des revenus, se sentent dépossédés du fruit de leur travail et développent un fort sentiment de déclassement autant que d’injustice qui en poussent beaucoup vers l’extrême droite. Par ailleurs, l’aide sociale est aussi très difficilement vécue dans les campagnes ou on peine à trouver de la main d’œuvre. Le plus important reste toutefois ceci : retrouver l’écoute implique de retrouver l’autorité morale, ticket d’entrée indispensable pour prétendre au respect. Or, au vu de la marche actuelle du monde, c’est impossible sans être en mesure de se positionner sur une alternative sociétale réaliste. Un cap structurant à l’échelle européenne redressera l’audience de la gauche et la rendra dès lors audible sur de nombreux sujets de réformes plus immédiates : comme vu plus haut sortir de la lubie concurrentielle d’un marché de l’énergie pour revenir aux tarifs réglementés, mais aussi remonter la liberté de la presse en France du vingt-quatrième rang mondial au premier, relancer le logement social et contenir la flambée de l’immobilier, lancer un vaste programme de mobilité dans les campagnes, et bien sûr prendre à bras le corps un plan d’action significatif de lutte contre le réchauffement climatique.

L’union fait la force ! Voilà le leitmotiv que la Gauche doit opposer à la finance mondialisée dont l’adversaire naturel est la Nation, avec ses lois et son Peuple souverain ! La France et huit autres pays constituent d’ores-et-déjà le groupe « EuroMed » qui s’est donné pour mission de « faire entendre parmi d’autres, la voix singulière des pays du sud de l’Europe ». S’il est bien une voix singulière propre à s’opposer au libéralisme d’inspiration anglo-saxonne, c’est bien celle des pays européens de tradition gréco-latine. Une telle voix mérite une bien plus large audience que celles de simples rencontres périodiques informelles. « Créer une alliance du Sud », un autre objectif affiché du groupe, peut largement dépasser de simples ententes préalables aux interventions à Bruxelles. Cette alliance peut prendre la forme d’un réel contrepoids politique pour peu que la volonté soit au rendez-vous. En faisant de la France le fer de lance d’un tel projet, la gauche peut lui redonner une place de premier plan sur la scène internationale et par là retrouver le respect de la Nation.

Encore faut-il pour atteindre cet objectif savoir se placer en posture crédible. Qui fera confiance à un projet d’intégration politique renforcée que porterait un attelage de formations incapables de réaliser cette union dans leurs propres rangs ? C’est pourquoi l’union de la gauche dans un parti unique reste un préalable indispensable. Pour la concrétiser, ce parti devra bannir avec force les stratégies d’alliances électorales qui favorisent l’émiettement de la gauche en formations distinctes et entretiennent dans l’opinion l’idée d’ententes alimentaires. Dedans ou dehors, chacun devra choisir. Les réticences d’éventuelles spécificités irréductibles pourront être contournées en instituant statutairement la possibilité de courants organisés, au rebours des statuts du PS, qui permettront d’allier une audience médiatique spécifique à l’indispensable discipline partisane. Ce projet d’une formation unie pourrait être porté par les deux principaux partis historique de la gauche française. Les partis socialistes et communistes, actant de concert le dépassement des circonstances du congrès de Tours qui entérina leur scission, et s’accordant sur un nouveau cap commun, pourraient réaliser le coup d’éclat de leur réunification historique et y entraîner le reste de la gauche.

Le boulevard est ouvert. Il est juste devant nous ! La seule question est : aurons-nous la volonté de l’emprunter ou choisirons-nous de rester à la rue ?

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